Biographie
À la recherche du chef-d’œuvre invisible – Roman d’aventures,
non euclidiennes et symboliquement authentiques
«La destruction fut ma Béatrice.»
Mallarmé 1
En recherchant la montagne la plus haute du monde, quelque part au milieu de l’océan, embarqués sur l’_Impossible_, les personnages de René Daumal auraient à voir avec notre propre quête : la recherche dubitative du chef-d’œuvre invisible. Rien de moins que cela me direz-vous ? La double quête impossible : du chef-d’œuvre et de l’invisible. D’ailleurs le serait-il, on ne pourrait en parler.
Teintée de doute, comme le reflète l’ensemble de cet ouvrage, cette quête n’est pas pour autant vaine, car seul le doute permet de ne pas se désillusionner et d’éviter le fâcheux constat du protagoniste de Thomas Bernhard qui, ayant contemplé toute sa vie un faux qu’il prenait pour un chef-d’œuvre, se sent abandonné, trahi par les Maîtres anciens, la vie finissant toujours par les vaincre, sans qu’ils soient jamais parvenus à réaliser un art parfait.
Point de déception puisque guère d’illusion. Thomas Struth Kunsthistorisches Museum III, Wien L’homme est face au tableau, et nous, spectateur, sommes face à l’homme de dos qui fait face au tableau. Notre place semble être immuable. Nous sommes et resterons en dehors des œuvres. Elles nous laissent orphelins, un point c’est tout.
Si la collection est le reflet d’une pensée, alors invitons des critiques à la défier et à l’interroger, afin de ne pas se laisser piéger par l’unicité de son regard et de ses convictions, aussi engagées et légitimes soient-elles, et laissons apparaître des lectures différenciées ; tels sont les préambules à l’invitation des critiques d’art en résidence, dont les textes se trouvent ici réunis. Alors, à la manière de Bartleby, sur le mode de «je préférerais ne pas le faire», nous tenterons de proposer des lignes de fuite (pardon !), de motivation, à l’acquisition de telles ou telles pièces qui font d’ores et déjà partie de «l’héritage». Quand la possession s’acoquine avec le doute et le jeu, la relativité des valeurs et des convictions, ne serions-nous pas proches du Mont Analogue ?
Posséder / Conserver
La collection, un héritage somme toute récent qui s’est construit à partir de 1984, a été constituée selon une distinction entre œuvres photographiques et œuvres dites plastiques, les premières devant former la collection d’un Centre photographique à Metz, les secondes étant conservées par le Musée départemental d’art ancien et contemporain des Vosges.
Cette première époque, qui a pris fin avec l’échec du projet messin autour de la photographie, a favorisé la présence d’un important fonds d’images (John Coplans, Patrick Faigenbaum, Joël-Peter Witkin…) mais aussi de pièces plus muséales (Daniel Buren, Niele Toroni, Frank Stella, Sigmar Polke…). En outre, la volonté de soutenir la création française et plus particulièrement régionale a déterminé l’acquisition, à la même époque, de nombreux artistes travaillant en Lorraine (Bertrand Gadenne, Bertholin, Étienne Pressager…), avec une forte représentation de la peinture, aujourd’hui en dépôt au Musée Pierre Noël de Saint-Dié-des-Vosges.
En 1992, le Comité technique du Frac s’est renouvelé. L’arrivée en son sein de Jean-Hubert Martin, de Michel Gauthier et de moi-même en 1993 permit dès lors d’enrichir la collection, dans la mesure d’un budget relativement modeste, de nombreuses œuvres venant rééquilibrer les tendances de la première époque : œuvres en volume (Basserode, Thomas Huber, Wim Delvoye, Pascal Convert…), œuvres en extérieur (Tania Mouraud, Thomas Hirschhorn, Jan Fabre), œuvres vidéos (Philippe Parreno, Douglas Gordon, Pierre Bismuth…).
L’héritage conceptuel et minimal fut par ailleurs assez largement représenté durant cette phase, avec l’achat de pièces de Claude Rutault, Élisabeth Ballet, Didier Vermeiren, Karin Sander, Ann Veronica Janssens. Si les œuvres de très jeunes artistes étaient régulièrement acquises (Mathieu Mercier, Nicolas Floc’h), le Comité a néanmoins favorisé la représentation de certaines figures historiques dans la collection telles que Mario Merz, Gina Pane, François Morellet.
Posséder / Revendiquer
Il est indéniable que la collection s’est teintée d’un certain militantisme à partir de 2000, avec la nomination de Chris Dercon, Michel Ritter et Didier Semin dans le comité, en affirmant notamment une orientation exclusivement conceptuelle et féminine. Cette volonté, jusqu’alors non revendiquée, d’acquérir des productions historiques d’artistes femmes était donc révélée au plein jour et ceci non sans une mise en cause du fameux universalisme français qui, en niant les différences, survalorise des positions déjà dominantes.
La collection renonçait donc à un généralisme affirmé pour une spécialisation permettant de témoigner d’un engagement militant envers des formes peu présentes dans les collections publiques. Car, outre la conjugaison au féminin, la collection s’orientait vers une interrogation sur les limites d’une politique d’acquisition. Les pièces étaient le plus souvent achetées sous forme de simples protocoles puisqu’elles consistaient en l’achat de performances (Dora Garcia, Esther Ferrer), de droits de diffusion de films de cinéma (Marguerite Duras, Chantal Akerman) ou de «simples» œuvres conceptuelles (Joëlle Tuerlinckx, Ceal Floyer).
Ces pièces «protocolaires», relevant du rituel autour de l’apparition et de la disparition, revendiquent par ailleurs la place du commanditaire ou de l’interprète, tout en engageant l’artiste par sa présence renouvelée et nécessaire pour toute réactivation de sa pièce.
Posséder / Détruire
Une autre analyse peut prévaloir. En effet, nombre de ces œuvres questionnent nos modes de perception qui tendent à résulter du dualisme cartésien entre le corps et l’esprit. Notre vécu et notre conception du corps sont soumis à la tyrannie du visuel, résultat d’une longue tradition qui prend ses sources, bien avant Descartes, chez Platon où l’espace d’action physique est réduit à la portion congrue.
Si les artistes qui nous intéressent tentent d’éviter cette scission du corps et de la vision, ils, ou plutôt elles, développent des dispositifs, des structures ouvertes. Ils / elles construisent comme des labyrinthes, des espaces entre le social et l’architecture, des lieux éphémères qui transforment l’énergie du corps réel et sollicitent la participation active du spectateur dans le même espace / temps. Sans doute, ces œuvres s’inscrivent-elles dans une certaine définition phénoménologique, mais cette lecture ne peut pas être considérée comme la seule clé d’interprétation ; de la même manière le placage conceptuel n’est pas suffisant pour interpréter les pièces de Tania Mouraud, Vera Molnar, Ann Veronica Janssens, Joëlle Tuerlinckx ou Ceal Floyer.
Les artistes ne se contentent pas de faire s’entremêler œuvre et spectateur. Ils / elles mettent celui-ci en présence d’un espace réel, selon les principes minimalistes, mais veulent également distordre, déplier le rapport au temps. Sans doute a-t-on tendance à parler d’espace ressenti ou senti lorsque l’on expérimente les œuvres, bien qu’en réalité cet espace soit «vécu».
L’impression de soi, la marque sur l’environnement est un privilège réservé à ceux qui ont le pouvoir de produire et de modifier l’espace : l’érection et l’invisibilité (Andrea Fraser, Tracey Moffatt). C’est le corps masculin qui impressionne le plus souvent l’espace (du cube blanc à l’espace public), il ne reste aux femmes, ainsi le conçoivent-elles, que l’espace domestique ou intime (Annette Messager, Gina Pane, Marina Abramovic).
Posséder / Douter
Nonobstant les «critiques traditionalistes» et les «critiques queer», l’acquisition d’œuvres d’artistes femmes de générations différentes (de Meret Oppenheim à Su-Mei Tse), de performances (Dora Garcia, La Ribot) ou de films (Chantal Akerman, Marguerite Duras), peut être lue, pour une collection publique, comme un engagement à casser les murs, à repousser les limites. Mais, malgré les déclarations d’intention et autres revendications, une collection est le reflet d’un instant «t» autour d’une pensée toute prête à être remise en cause. Elle sera toujours en devenir, la finitude est son dessein et son in-accomplissement. La collection ne peut être que comme espace de réflexion autour de la généalogie du doute et la relativité des discours. Le présent ouvrage tente de refléter cette mise en doute permanente qu’exercent les artistes et les œuvres sur nos savoirs, connaissances, présupposés et parfois préjugés.
Posséder / Jouer
«Dans l’esthétique de la disparition, les choses sont d’autant plus présentes qu’elles nous échappent.» Paul Virilio. Tel un jeu Oulipien, tentons vainement autour de ce «concept bartlebien» d’organiser temporairement tout ou partie de la collection, en sachant qu’il manquera toujours une œuvre. Nenni, elle existe et nous l’avons tout récemment acquise : Untitled (Missing Piece) de Mario Garcia Torres. Cette pièce manquante si emblématique de notre collection y trouve un écho particulier qu’évoque Giovanni Carmine (à propos de la disparition d’une pièce historique). Alors, lorsque la réalité rejoint la fiction, lorsque l’œuvre perdue recouvre sa place nous ne sommes pas loin du chef-d’œuvre invisible!