Bilder der Welt und Inschrift des Krieges
1988
Film 16mm transféré sur Beta digital, couleur, sonore
durée : 75'
Acquisition: 2009
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Le film commence par le mouvement d’un ressac marin, produit artificiellement par une machine de simulation. Une judicieuse métaphore du sujet abordé par la suite, mais aussi de toute l’économie artistique d’Harun Farocki : un usage du documentaire sur le mode du flux de la pensée, selon un mouvement libre et désordonné, souple et déterminé, cyclique plus que linéaire. Une pensée dynamique et motrice qui a l’énergie de l’eau.
C’est au milieu des années 1960 que l’artiste allemand a commencé son travail filmique, motivé par son engagement politique et fondé sur une fine réflexion sur l’image. À partir de quelques motifs formels (des sorties d’usine, des images de prisons, la forme des routes), l’artiste développe une vision critique des structures dominantes de nos sociétés sur le mode de la démonstration dialectique, jouant formellement sur un va-et-vient constant entre le commentaire (percutant) et les images. Une forme généralement sobre pour une ambition plus didactique que spectaculaire. Ce faisant, Farocki a une obsession : montrer comment la guerre s’insère dans les structures de la société, et comment ses objets et ses méthodes se trouvent à la croisée de flux économiques, techniques, technologiques, éthiques et industriels qui mettent en parallèle logiques administratives et militaires autour de mêmes modèles structurels, d’une même sémantique et de mêmes enjeux. Relevant tour à tour de l’image commentée et du propos illustré, les objets filmiques de Farocki en font un artiste à part, usant d’une grammaire cinématographique de type godardienne dans une visée dénonciatrice et politique.
Dans cette perspective, « Images du monde et inscriptions de la guerre » est une réflexion sur la progressive mécanisation du regard moderne, liée à l’avènement de la photographie, et notamment la photographie aérienne. Partant du principe que cette dernière a pour origine une observation à distance qui évite d’être présent à l’événement (depuis Meydenbauer, pionnier de la photogrammétrie au XIXème siècle), Farocki va développer et analyser les conséquences de cette approche balistique du regard, en termes de renonciation à l’expérience, de camouflage… et finalement de nouvelle cécité. Suivant le cheminement d’une pensée au travail, le film évoque des portraits de ces femmes algériennes « dévoilées » pour être photographiées par l’administration coloniale aussi bien que les images des chambres à gaz prises par les avions alliés, en passant par des portraits robots, des simulateurs de vol ou des modèles nus de cours de dessin. Ce faisant, ce sont les contradictions d’une « supra-vision » technologique, à la fois précise et surplombante, qui sont dénoncées. La photographie militaire, issue des techniques de projection spatiale de l’art de la Renaissance, transforme la représentation en reports chiffrés, statistiques éclairant un rapport computationnel ou numérique (au sens premier du terme), et donc virtuel, à la connaissance. En résulte une production pléthorique d’images que personne ne regarde ni n’analyse, et donc qui s’avère littéralement inopérante, comme ces avions alliés survolant le camp d’Auschwitz sans le détruire. Critique d’une surveillance automatique et indifférente, dévoilant le vide d’une « pure fiction miliaire » qui se juxtapose au réel.
À l’instar des films de Chris Marker, la démonstration de Harun Farocki ne dispense aucune morale ni même aucun commentaire directement accusateur. Il mise sur le pouvoir cognitif et critique du montage lui-même, sur la mise en concurrence des images et des faits comme forme d’intelligence et d’efficience discursive.
Guillaume Désanges
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