« Deux participants (un homme et une femme) resteront dans la même pièce, assis dos-à-dos sur des chaises d’écoles, durant 36 jours, 4 heures par jour, afin d’imiter leur écriture respective. » Rédigé à la manière d’un sujet d’examen, le protocole d’Exchange of Handwriting dont le déroulement est strictement déterminé, laisse présager une réflexion sur l’apprentissage et la formation. Mais l’objectif en est ouvertement décalé, voire discrètement subversif par rapport à une idéologie scolaire généralement fondée sur l’uniformisation des savoirs et des techniques. Plutôt que d’imiter des lettres régulières et génériques, on contraint les participants à copier une graphie particulière, une signature physique, et donc en partie une individualité. On sait comment l’expertise en écriture et la graphologie associent la forme de l’écriture à une personne, voire y décèlent de prétendues attributs psychologiques. Il est donc moins question ici d’un apprentissage de codes que d’un véritable « jeu de rôle » fondé sur l’abandon, symbolique, de sa propre identité au profit d’une autre (qui plus est « transgenre »). En 2006, l’artiste a lui-même échangé son écriture avec celle d’une musicienne new-yorkaise, Christina Courtin, qu’il a choisie du fait de sa formation culturelle et sociale éloignée de la sienne. À l’issue de l’échange, les carnets de notes de chacun des participants faisaient partie de l’exposition.
Pratique de copiste, comme dans la tradition picturale, mais rejouée dans un régime de l’arbitraire et de l’absurde, la performance, dont les traces ont quelque chose de sentimental et romantique, mène une réflexion sur la technicité individuelle de l’écriture, contestée par les logiques didactiques et par l’utilisation grandissante du clavier. Par ailleurs, du fait que la règle imposée s’avère aussi arbitraire et que les participants soient assis dos à dos comme pour éviter tout copiage alors que c’est là précisément leur tâche, il émane d’Exchange of Handwriting, au-delà de son aspect ludique, une sourde dénonciation de la contrainte et de l’autorité de type administrative.
Plus profondément, la performance interroge en actes les fondements de la linguistique, et notamment le décalage entre le sens et la graphie, le signifiant et le signifié, l’intellect et le corps. À force de recopiage, l’écriture semble se réifier, s’abstraire de sa nécessité sémantique, épuisant le sens de ce qui est rédigé dans une mécanicité laborieuse. En ce sens, le résultat rappelle le travail de l’artiste conceptuelle Hanne Darboven et ses répétitions et permutations sans fin de signes manuscrits. Plutôt qu’une technicité ou une virtuosité, c’est une sorte d’inconscient mécanique qui est ici partagé. Une forme de savoir qui renvoie à la figure emblématique du « Maître ignorant » de Jacques Rancière, qui dissocie les pratiques pédagogiques et cognitives de la connaissance a priori, voire même de la compréhension de ce qui est réellement transmis. L’histoire recopiée n’est pourtant pas indifférente, puisque Skala a sélectionné pour chaque jour d’Exchange of Handwriting 36 passages d’un essai du philosophe tchèque Vilém Flusser d’un côté et de « Triste tropiques » de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de l’autre, deux visions humanistes voisines bien qu’issues de contextes hétérogènes. En 2002, l’artiste avait organisé une partie de Scrabble géante regroupant neuf artistes de nationalités différentes qui jouaient chacun dans sa langue et sans limitation de longueur de mots. Le jeu d’étendit sur 200m2 et rassembla 40 000 lettres. Comme dans Exchange of Handwriting, la mise en commun, la construction et le partage n’impliquaient pas pour autant une compréhension idiomatique.
Guillaume Désanges