Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles
1975
Film 35 mm transféré sur DVD, couleur, sonore
Durée : 200'
Acquisition: 2003
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Second film de fiction réalisé par Chantal Akerman après
Je tu il elle (1974), Jeanne Dielman est certainement l’une des pièces maîtresses de son parcours, et la matrice
de nombreux développements ultérieurs. D’une longueur remarquable (3 heures et 20 minutes), cette œuvre hypnotique est portée par la présence diaphane de l’actrice Delphine Seyrig. Elle y joue le rôle d’une veuve d’une
quarantaine d’années, qui vit seule avec son fils. Sur trois jours, le film retrace le moindre de ses gestes. Ne serait-ce que par cette approche du quotidien en temps réel, Chantal Akerman marque une profonde rupture avec
le cinéma traditionnel. L’acte le plus simple est comme un événement, une saillie dans l’absolu de la platitude. Ménage, course, vaisselle, rangement : l’insignifiante vie de cette non-héroïne est mécaniquement réglée et minutée. Même les faveurs qu’elle accorde à des clients de passage, chaque après-midi. Les jours se suivent et se ressemblent comme une litanie. Jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne faire dérailler cet emploi du temps immuable ; une goutte d’eau, et c’est le meurtre de ce client qui osa faire éprouver à Jeanne Dielman du plaisir. Le rituel s’est brisé, libérant soudain toute l’angoisse refoulée : la voilà-t-elle pour autant délivrée du néant de son existence ? Ou désireuse d’y retourner ? «Pour moi elle avait deux solutions, analyse la réalisatrice : se tuer ou tuer quelqu’un.» Imposant langueur et lenteur, une esthétique du temps qui semble mort, Chantal Akerman crée avec cette fiction béhavioriste un jamais vu du cinéma. Se décèle là l’influence de l’avant-garde américaine, qu’elle vient alors de découvrir lors d’un séjour à New York, et surtout celle des films du canadien Michael Snow, fondés sur la durée et l’étirement du temps. Jusqu’à ses films récents, comme La Captive, Akerman en conservera le sens de la dédramatisation et une absolue intelligence du plan fixe. Dépouillé de tout plan raccord ou gros plan, son montage
est aux antipodes de tout classicisme. Magnifiques, les cadrages jouent d’une froide et plastique symétrie, que vient hanter souvent le dos de l’héroïne, comme un signe de ce comportement qui reste impénétrable jusqu’à
la dernière seconde du film. Ils rendent la violence du récit d’autant plus sourde. «J’ai vraiment laissé Jeanne Dielman vivre sa vie au milieu du cadre, être dans son espace. La seule manière de tourner ce film, c’était d’éviter de couper cette femme en cent pièces, d’éviter
de couper l’action en cent lieux.»
Toujours frontale, la caméra adopte de manière uniforme ce qu’Akerman définit comme le point de vue de «l’œil d’une femme» : ne s’approchant jamais, ne reculant pas. «Le contraire du voyeurisme, car tu sais toujours où je me trouve», analyse-t-elle. «Je crois que Jeanne Dielman est un film féministe parce que je donne de l’espace à des choses qui n’ont jamais, presque jamais, été montrées de cette manière, comme les gestes quotidiens d’une femme. Ils sont au plus bas de la hiérarchie de l’image de film. Mais plus que le contenu, c’est à cause du style. Si tu choisis de montrer de manière aussi précise les gestes d’une femme, c’est parce que tu l’aimes. D’une certaine manière tu reconnais ces gestes qui ont toujours été niés et ignorés. Féministe non à cause de ce qui est dit, mais à cause de ce qui est montré, et de comment c’est montré.»
Emmanuelle Lequeux
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