Née en 1964 à Swansea (UK). Vit et travaille à New York (US)
2008 - 2011
Film 16 mm
Durée : 12'58''
Acquisition: 2010
“La réalité est du cinéma en nature.” 0
" L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert." 01
Priya est le prénom de Priya Pawar, danseuse traditionnelle indienne pratiquant le style Kathak -du sanscrit “katthaka”, “celui/celle qui raconte une histoire”. Cette œuvre est donc une rencontre entre deux artistes, deux conteurs.
Alia Syed est une artiste du cinéma d’avant-garde britannique, musulmane d’origine indienne, exilée dans sa jeunesse au Pakistan, qui vit aujourd’hui à Londres. Son travail explore les questions d’identité et de représentation, à l’image de ce chemin de vie où la multiplicité culturelle fait que l’on incarne plusieurs lieux en un seul temps. Ouvert et polysémique, il puise dans l’esthétique du cinéma d’avant-garde : liberté formelle, critique sociale et responsabilité politique, poésie allégorique, émancipation technique et économique. Un film de Syed est un “passeur”, un lieu d’échange entre éléments rythmiques et cycliques, personnages, lieux, textes, images et sons, dans une déconstruction de la narration.
Priya est un film expérimental 16mm dans lequel Alia Syed filme sur fond noir en plongée totale Priya Pawar qui danse un pas du Kathak, vêtue du costume et des bijoux traditionnels. Le Kathak, dans sa représentation moderne, s’intègre dans la tradition cinématographique indienne sous la forme du “mujra”, une danse de courtisane que l’artiste cultive et ruine. Le son est aboli dans un silence haptique. Ce film est avant tout une expérience cinématique sensible et spectatorielle.
Le synopsis est un pas à deux temps : Priya pirouette sur elle-même dans le sens antisolaire, puis deux-trois tours ivres dans l’autre sens. Elle relance le tourbillon hypnotique et fantomatique de sa robe blanche, encore et encore.
Le film nous transporte dans la dynamique du mouvement ; puis l’image est petit à petit parasitée par un effet “fait main”, contamination crescendo de matière pictorialiste qui rappelle les films expérimentaux des années 60 1. L’image est défigurée jusqu’à n’être plus que cet “au-delà de l’image” de lumière maculée d’humus. La danseuse resurgit par instants dans son manège sans fin, écho visuel d’un extase dans lequel le spectateur est lui aussi projeté -il ne voit plus rien. Dans la dernière partie, la confrontation de la danse et du “dérangement” expressionniste-abstrait s’équilibre dans une double vision : image-mouvement/image-paradoxale, image plastique/image plasmique. Et le film tourne en boucle.
La pellicule de Priya a été enterré un an et demi par l’artiste dans son jardin, mélangée comme une matière organique à un compost de papier, de débris végétaux et de déchets de cuisine. Le terme “underground” du cinéma d’avant-garde est ici pris au sens littéral. La nature et le temps sont mis à l’œuvre. L’humidité attaque la couche d’émulsion produisant l’inattendu et l’indescriptible. Le processus de dégradation comme opérateur plastique, poétique et symbolique, le travail de la terre joue ici le rôle de l’ultime révélateur. Une histoire d’équilibre création/destruction qui fait écho à l’extase de la danse. La destruction comme élément de l’histoire naturelle est un geste subversif -enterrer un film au fond du jardin comme le cadavre du chien, et trouve pourtant du romantisme dans cette production domestique chère à l’avant-garde : faire du cinéma comme cultiver son jardin. L’informe est visé comme l’origine de la forme toujours tapie en elle, son état de gestation, son devenir. La vanité se nourrit ici d’une forme de mélancolie de l’altération par le temps des êtres et des choses, une “esthétique de l’immanence” 2.
Priya offre ainsi une sorte de “vrai voyage”, expérience unique traduite par “les accidents magiques, les changements d’avis, les découvertes, les émerveillements inexplicables et le temps perdu, et retrouvé à la fin du film.” 3
Luc Jeand’heur
0 Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique. Langue et cinéma, 1976
01 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, 1928
1 Le cinéma expérimental des années 60, l’une des influences de l’artiste
2 Georges Didi-Huberman
3 Raoul Ruiz, Poétique du cinéma 1 : miscellanées, 1995