retour

Cecilia Vicuña

Née en 1948 à Santiago (CL)
Vit et travaille à New York (US)


Vaso de Leche, Bogotá

1979
Photographies, trois fichiers numériques, poème
Dimensions variables
Acquisition: 2009


« Les hommes sont reliés entre eux par des cordes, et cela va déjà mal quand les cordes se relâchent autour de quelqu’un et qu’il tombe un peu plus bas que les autres dans le vide, mais quand les cordes cassent et qu’il tombe tout à fait, c’est horrible. C’est pourquoi nous devons nous tenir les uns aux autres. »0

« La vache / est le continent / dont le lait (de sang) / est renversé. / Que faisons-nous / à la vie? »*

Cecilia Vicuña, poète et artiste chilienne, mélange l’activisme politique avec la pratique esthétique expérimentale, concernant son propre pays dont elle est exilée depuis 1970 mais aussi ses terres d’accueil, notamment la Colombie. Elle met en œuvre un humanisme et une conscience sud-américaine dans une forme réticulaire de médiation artistique qui touche tous les arts : arts plastiques, littérature, musique, théâtre… Elle élabore son concept de « arte precario »1, un art anti-historique matérialiste (precario – précaire) et spirituel (precario – prière) qui permet une possible remise en question du présent. Car la précarité et la prière donnent des raisons d’apprendre à vivre.

Ces trois photographies de Vaso de Leche, Bogotá, 1979 n’affichent ni visage ni décor ni référant de date, rien que le « synopsis » d’une performance où sont posés les éléments symboliques, les vrais acteurs de l’histoire.
1 : Un verre de lait posé sur le macadam, tenu en laisse à bout de bras de femme (sexe induit par le fragment de jupe) par un fil rouge (métaphore d’un lien du sang, la laine de lama est la signature matérielle de l’artiste)
2 : qui se renverse par la traction du bras
3 : et répand au sol son blanc dessinant une forme fantomatique.

Les photos procèdent comme « aide-mémoires ». C’est l’esthétique de l’instantanée, de la trace éphémère, du « document contre le monument », ce que Gina Pane appelait des « constats photographiques ». La performance permet d’échapper au « tout-image » dont le règne est un des prédicats de l’Occident, une réalisation en direct qui mobilise le contexte pour éprouver l’art contemporain dans ses enjeux sociaux, politiques et économiques.

Réalisée à l’invitation du groupe chilien C.A.D.A.2 dans le cadre de la manifestation Para No Morir de Hambre en el Arte (Pour ne pas mourir de faim dans l’art), la performance Vaso de Leche, Bogotá, 1979 joue la relecture d’un scandale où le commerce de lait avarié a causé la mort de 1920 enfants à Bogotá mettant en accusation les pouvoirs publics colombiens.
Dans cette mise en scène publique, l’artiste invite le spectateur à endosser le rôle de témoin, pour élever la performance à une catharsis collective et une « vérité » face aux faits réels. L’acte de renverser le lait est la métaphore du crime lui-même, où des Colombiens empoisonnent leurs frères de lait, littéralement un insupportable gâchis. Elle installe son mémorial éphémère avec ironie devant la maison de Simón Bolívar3, un geste anti-spectaculaire pour protester contre les relations ambiguës de complémentarité entre ordre et violence entretenues en Colombie jusqu’à devenir « les deux faces d’une même réalité » quotidienne.
Il y a des crimes de lait comme il y a des crimes de sang.

Luc Jeand’heur

0 Franz Kafka

* Cecilia Vicuña – Vaso de Leche, Bogotá, 1979

1 art précaire, dont la formule est « we are made of throwaways and we will be thrown away » (nous sommes nés résidus et nous retournerons résidus), dans une tradition des avant-gardes des années 1960-70 appropriée en Amérique du Sud

2 Colectivo Acciones De Arte, collectif d’actions d’art formé en 1979 au Chili pour protester contre la dictature du général Pinochet

3 dit « el Libertador », Général et homme politique sud-américain, figure emblématique de l’émancipation des colonies espagnoles d’Amérique du Sud dès 1813, notamment de la Colombie