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Joan Jonas

Née en 1936 à New York (US)
Vit et travaille à New York (US)


He Saw Her Burning

1983
Vidéo couleur, sonore
durée : 19'32''
Acquisition: 2009


Un homme et une femme. Un acteur, une actrice. Deux histoires racontées. Deux narrations troubles qui se juxtaposent, s’entrecroisent, et finissent par se mêler. Un militaire pris d’une crise de démence vole un tank et écrase tout sur son passage. Une femme prend feu dans la rue. Une femme qui attend un homme. Un homme qui attend une femme. Une rencontre impossible. Une partie de golf annulée. Un fanion rouge. Une plume qui passe de main en main. L’amour ? Panique dans les rues. Le tank finit sa course dans l’eau. La femme finit en tas de cendres. La mort violente. Une hallucination ? Je l’ai vu brûler. Je l’ai vu se noyer. Mais aussi : le portrait dessiné d’un homme à moustache. Une robe rouge qui se soulève. Des formes abstraites qui se meuvent. Musique. La neurasthénie d’un GI américain en poste à Berlin-Ouest. Un regard en gros plan. Une frontière qui passe au milieu d’un lac. La démence individuelle comme arme de guerre. La fureur contenue qui déclenche l’auto-combustion.
Dérivée d’une performance de 1983, lors d’une résidence en Allemagne de l’Ouest, cette étrange vidéo de l’artiste Joan Jonas opère sur le mode du patchwork visuel. Un collage hétéroclite de sons, images et dessins, fondé sur le choc visuel et narratif. On y ressent comme une urgence à exprimer qui mène à la cacophonie, au bégaiement, à l’improvisation. Une expérience audiovisuelle au sens chimique du terme : on mélange pour voir ce qu’il advient, quelles réactions se produisent, quels corps nouveaux se créent. Voire, plus encore que chimique, une expérience alchimique. Des faits rapportés et répétés comme des incantations, un souffle fantastique dans un contexte politique. En bref, une forme hybride de storytelling qui mélange le réel et la fiction, le fait divers et le fantastique, le témoignage et la spéculation. Le rapport circonstancié et la fable. Conte-rendu. Véritable fait d’actualité ? Parabole ? Délire ? On n’en saura rien.
Cette expérimentation a priori très théâtrale dérive plus profondément d’un modèle télévisuel, dont elle déplie comme une typologie des contenus : débats, animation, reportage, confessions, fiction, sport, etc. Un zapping TV pour raconter la névrose suscitée par ces deux funestes histoires qui s’entrechoquent. Ce faisant, la vidéo opère comme un poème visuel. La forme est issue du fond, traduisant en image et en rythme le propos incertain des protagonistes. Soit, un montage saccadé, quasi schizo, pour un double traumatisme. Vidéo-clip cathartique. Psy-show. À partir de cette narration éclatée, déconstruite, se dessine une vision alternative de la violence et du conflit en temps « de paix ». Les années 1980, survivance d’une Guerre froide pas si froide. Absurde et répétitive. Une situation apparemment figée qui cache une multitude de drames individuels. Un contexte faussement paisible, capable de fabriquer des morts de manière spontanée. Sans combat, ou en combat contre soi-même. Implosions.
Le rythme disjonctif du film renvoie à l’image d’une mémoire fragmentée, parcellaire, et donc incapable de témoigner objectivement du réel. Dès lors, on décèlera ici une discrète critique des médias sur le mode de la désynchronisation, de la distanciation et, de manière prémonitoire la dénonciation d’une fictionnalisation de l’actualité et de l’événement historique par son passage à la moulinette audiovisuelle. Une confusion par le trop plein d’images et le brouhaha incessant. « He saw her Burning » est une expérience vidéo dont le régime chaotique et l’indétermination permanente sont paradoxalement un écho fidèle aux enjeux de son époque.

Guillaume Désanges