Né en 1937 à Cincinnatti, Ohio (US). Vit et travaille à San Francisco (US).
1969
Photographie n&b
79 x 98 cm (avec cadre)
Acquisition: 2007
Autant suspendre son vol…
“One Second Sculpture, 1969. Action. San Francisco. Instrument réalisé à partir d’un mètre ruban métallique se dépliant bruyamment dans les airs, en une seconde, comme un ressort. L’objet quitte la main en forme de cercle, réalise un dessin dans l’espace et retombe au sol en ligne droite.”
Au moins c’est clair. Qui a dit que l’art contemporain était compliqué ? Pour preuve et unique témoignage de cette performance simplissime et néanmoins fulgurante, la photo est prise au moment pile où le mètre se relâche dans le ciel. Pas avant, pas après. C’est de l’art ? Oui. En tant que transformation plastique d’un matériau (du métal). Oui, en tant que tracé graphique dans l’azur. Oui, en tant que forme donnée à une idée : le temps suspendu, la légèreté, le hasard. Voire, une œuvre d’art totale : sculpture, dessin, performance, photographie… et même, musique : le claquement sec du métal comme une cymbale. One second symphony. C’est de l’art et c’est du spectacle : prestidigitation version modeste, sans moyens, l’escargot qui se transforme en colombe qui se transforme en serpent. Et hop, plus rien dans les mains, ni dans les poches. Magique. Il y a un truc, bien sûr. La sculpture, affaire d’espace et de volume, intègre ici subtilement le temps. Vous savez, l’autre grande condition de l’existence. Le temps, le mouvement, l’urgence. La vie, quoi. Cinétisme low tech. La vie, et donc inévitablement la mort. Une seconde et puis plus rien. Clic clac Kodak, on remballe, et c’est fini. C’est court (les “4 minutes 33” de silence de John Cage, à côté, c’est une éternité…). C’est de l’art on ne peut plus éphémère, fugace, anti-conservation. Impossible à fixer. Est-ce bien arrivé ? Même pas sûr. Tom Marioni est passionné par la philosophie zen, en tant qu’exercice de simplicité et brièveté, suspension. Ici, c’est la version quincaillère. Roland Barthes dans l’"Empire des Signes" : le Satori est précision et vide, sûreté et indépendance du geste. Je réduis moi aussi, mais on voit l’idée : l’absolu fulgurant, où l’esquisse et le regret, la “manœuvre et la correction” sont interdits. Haïku visuel : Lancer / déplier / tomber. Ca pourrait résumer une vie, ça. Réfléchissez. Haïku visuel ? Haïku tout court (pléonasme, pardon). Une / Seconde / Sculpture.
Mais surtout, un geste. Immédiat, radical, déterminé. Un premier jet, en quelque sorte. Ah Ah Ah. Stop, les performances les plus courtes sont les meilleures. Un geste dérisoire, démonstratif et subtilement paradoxal : un mètre pour mesurer le temps plutôt que l’espace. Un dépliage chaotique qui finira toujours de la même manière. Réponse de la bergère à Mallarmé : un coup de ruban toujours abolira le hasard. Finira raide, comme nous tous. La dernière ligne “droite”, en quelque sorte. Un hommage à la sculpture mais aussi bien à la photographie. Sans elle, tout cela est littéralement insaisissable. Essayez pour voir. Et ça, c’est l’origine même de la photo. Et du cinéma. Fixer l’insaisissable. Révéler l’invisible physique. Souvenez-vous, Muybridge, Marey, le cheval au galop. La suspension dans l’air, déjà. Alors, rapidement, Henri Bergson, le temps fluide et infini, absolument indivisible, impossible à percevoir en dehors de l’« intuition », etc. Mais aussi, l’élan vital. Matière et mémoire. Mais on traîne, on traîne. Encore une chose. Tom Marioni s’est fait connaître dans les années 1970 avec son fameux “The Act of Drinking Beer with Friends is the Highest Form of Art”, (“L’Acte de boire de la bière entre amis est la plus haute forme d ’art”), une série de performances collectives basées sur une convivialité éthylique. Quel rapport avec One Second Sculpture, autre œuvre historique ? Relâchement de pression (dans tous les sens du terme). Détente. Temps suspendu. Jubilation, élévation. Ivresse des cimes. Cohérence, donc. Vite vite, une dernière chose. Vous connaissez cette image populaire, vertigineuse et invérifiable : le monde, la terre, serait issu du geste de quelqu’un qui jetterait négligemment des poussières en l’air ? Et dans cette poussière qui tourbillonne avant de s’écraser au sol, toute la terre, l’humanité, nous, etc. En une seconde, un monde entier. Eh bien, c’est pareil pour Tom et l’histoire de l’art. Le temps, l’espace, l’art, la pensée, le geste, etc. Oui oui, il y a tout cela, dans ce simple jet d’un mètre ruban. Vous en doutez ? Réfléchissez-y. Ce qui fait l’histoire, ce ne sont pas les objets, ce sont les événements.
Guillaume Desanges