Né en 1963 à Bitche (FR)
Vit et travaille à Wingen-sur-Moder (FR)
1995-1998
Cristal, plumes
Dimensions variables
Acquisition: 1998
«Cette obscure clarté qui tombe des étoiles» : c’est le vers de Corneille que l’on cite ordinairement aux étudiants, lorsqu’il s’agit de leur rappeler que l’_oxymore_ n’est ni un personnage qu’on aurait doublement occis, ni une variété d’insecte, mais une figure classique de la rhétorique : celle qui exprime la tension et le vertige par la juxtaposition paradoxale de deux termes antithétiques ou incompatibles. Si la poésie et la littérature n’ont recours que de loin en loin à ce procédé (qui perdrait de son efficacité à être galvaudé), on peut dire, sans grand risque de se tromper, qu’il est un art, au moins, dont la force repose presque systématiquement sur une conjonction des contraires : celui de la sculpture.
C’est l’infinie ductilité des plis taillés dans le marbre le plus dur qui nous retient dans les œuvres de Germain Pilon, l’élan vital immobilisé qui nous fascine dans les Esclaves de Michel-Ange ou le Balzac de Rodin. Les compressions de César sont l’image même de deux forces opposées, celle de la matière qui résiste et celle de la machine qui, un jour, l’a forcée à loger dans un cube régulier. Quant à l’émoi presque physique qu’induisent en nous les sculptures de l’américain Richard Serra, nous le devons en grande partie au fait qu’elles agencent des plaques d’acier de plusieurs tonnes comme s’il s’agissait de légers paravents japonais. La tour Eiffel elle-même (on me pardonnera la petite licence qui me fait la clas¬ser parmi les sculptures) aurait-elle atteint l’universelle notoriété qui est la sienne aujourd’hui si elle n’était une montagne de dentelle ?
Patrick Neu joue des registres contradictoires essentiels à son art avec un instinct extrêmement sûr. Avait-il en tête, lorsqu’il a imaginé mouler en cristal de Saint-Louis une armure du XVe siècle, la fameuse pantoufle de verre dont Perrault avait chaussé Cendrillon ? Sans doute, et aussi bien imagine-t-on pouvoir trouver facilement, dans un récit féerique, la métaphore d’une «armure de cristal». Mais en passant de l’image littéraire à un objet concret, placé là sous nos yeux, c’est la fragilité du cristal que Patrick Neu fait sentir, autant que la pureté ou l’éclat qui résonnent majoritairement dans le mot lorsqu’on le prononce. Une armure de cristal est un objet aussi absurde, inutile et improbable – mais flamboyant dans son impossibilité et son inutilité – que le «poisson soluble» d’André Breton ou les machines extravagantes des romans de Raymond Roussel. C’est une chimère qui, au lieu de marier comme faisaient autrefois les artisans des cabinets de curiosités, deux animaux d’espèces différentes, combine une forme et une matière rigoureusement incompatibles. Cette essentielle étrangeté de l’objet est redoublée par un semis désordonné de plumes, qui le recouvre comme s’il avait été abandonné précipitamment dans un poulailler. À la manière de Roussel, Neu semble avoir fait ici un objet avec des mots : on ne saura probablement jamais quelle histoire se cache derrière cette armure de cristal oubliée dans un poulailler. Les spectateurs amateurs d’énigmes pourront s’essayer à déchiffrer le symbolisme de l’armure de cristal – cela fait partie du jeu. Mais si l’œuvre exerce une telle fascination, c’est parce qu’elle donne à voir quelque chose qu’on s’attendrait plutôt à entendre, et qu’elle conjugue, en cela exemplairement sculpturale, deux contraires en une sorte d’arc-en-ciel de formes. (L’arc-en-ciel, c’est un oxymore qu’on trouve dans la nature : le soleil et la pluie ne sont pas faits, en principe, pour coexister.)
Didier Semin