Née en 1914 à Gia-Dinh (VN)
Décédée en 1996 à Paris (FR)
1979
Film 35mm transferé sur VHS, couleur, sonore
Durée : 18'
Acquisition: 2003
Donner à voir à partir du manque : telle est sans doute la quête obsessionnelle des films de Marguerite Duras. Comme ses récits et romans, ils explorent l’absence (absence de l’autre, absence de sens) ; et son cinéma est envahi de l’idée de sa propre mort, de son incapacité à pouvoir jamais remplacer le texte. Si Marguerite Duras a porté à l’écran certains de ses récits (manière de les épuiser ?), ce cycle de 1979 n’a pour origine aucun texte autonome. L’écrit vient s’y insérer sous les images, ou au-delà d’elles ; jamais il ne les accompagne. Ces quatre courts-métrages ne sont pas de ces films aveugles dans lesquels Duras poussa à son paroxysme l’expérimentation cinématographique (L’Homme atlantique, de 1981, par exemple). Mais ils en proposent les prémisses, pleins de cette «tiède douceur de l’image menacée». Ils amorcent en fait une transition : allant plus loin dans la dissociation entre bande-image et bande-son que des oeuvres à la structure narrative plus «classique», tel India Song (1974).
Aurélia Steiner (Vancouver) commence par une fissure, aperçue dans la pierre. Puis apparaît l’horizon, qui a la «régularité d’une rature géante». Une voix fragile et lisse s’élève : «Je vous aime, au-delà de mes forces. Je ne vous connais pas.» Incantation, elle creuse le film de son énigme, sapant chacune de ses images : rives, nuages, arbres. Autant de lieux sans origine ni référence. «Je suis belle, tellement, à m’en être étrangère. Je m’appelle Aurélia Steiner. Je suis votre fille. Je suis informée de vous, à travers moi.» «Je», «vous»… Mais quel «je», quel «vous» ? Enlevé par ces identités fluctuantes, et par la conjugaison de tous les temps, le texte est porté par une voix multiple, que traversent les fantômes, sur trois générations, d’une famille juive. Peu à peu, ce lent montage
de panoramas noirs et blancs semble faire écho à ce nom qui pourrait porter en lui un paysage : Aurélia Steiner, l’eau et la pierre ? Il porte en tout cas en lui toute une mémoire : «Aurélia est là ou ailleurs. Elle est cassée, disséminée dans le film. Elle est là, ici comme ailleurs, dans tous les juifs ; la première génération, c’est elle, comme la dernière.»1
Dans Aurélia Steiner (Melbourne), les images de la Seine se sont substituées à celles de la mer. Fluidité chaotique de l’écriture, confusion des référents : les principes sont identiques. Urbain ou aquatique, le paysage est comme une surface sensible, une page blanche, de laquelle la mémoire émerge, sur le si particulier mode durassien : «Le fleuve drainait tous les morts juifs et les emportait.
On parlait d’Aurélia partout, on entendait son nom murmuré sous les ponts, elle était dans la mémoire de tous ces jours là. Oui, le fleuve les emportait dans la barque funèbre vers la fin singulière du fleuve, la dilution universelle de la mer. […] La mort d’un juif d’Auschwitz, quant à moi peuple l’histoire toute entière de notre temps, toute la guerre. Je crois que les juifs, ce trouble pour moi si fort, et que je vois en toute lumière, devant quoi je me tiens dans une clairvoyance tuante, ça rejoint l’écrit. Écrire, c’est aller chercher hors de soi ce qui est déjà au-dedans de soi.»2
C’est à la lumière de cette déclaration qu’il faut aborder son
film Césarée
, né des images inexploitées de
Navire Night,
daté de la même année (les images de
Mains négatives ont la même origine). Constitué de plans fixes des Tuileries et de leurs statues de Maillol, Césarée
est empreint du souvenir de Bérénice, reine des juifs, et de sa ville dont il ne reste que le nom, abandonnée après répudiation. Même confusion des temps et résurgence des récits dans
Les Mains négatives. Ses travellings dessinent une lente avancée à travers Paris, que vient creuser la référence à ces dessins de mains retrouvées dans maintes cavernes magdaléniennes. Ainsi s’effile une ode à l’humanité, et à tous ses exclus, que le jour, à peine levé sur la ville, n’a pas encore forcés à disparaître. Son murmure résonne longtemps : «Tout s’écrase, je t’aime plus loin que toi. J’aimerai quiconque entendra que je crie que je t’aime.»
Emmanuelle Lequeux
1 In «Aurélia Aurélia» , cahier spécial Duras, Les cahiers de l’Herne, Paris, 2005.
2 Idem.